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« L’heure des comptes » pour la politique migratoire irrégulière

Nathan LE MASSON
Doctorant contractuel en droit public, CERC.

Résumé : en janvier 2024, la Cour des comptes a publié un rapport public thématique intitulé « Entités et politiques publiques La politique de lutte contre l’immigration irrégulière ». Ce rapport met notamment en exergue la nécessaire mise en balance entre « les moyens et les résultats » de cette dernière, en utilisant comme outil d’appréciation générale « les objectifs que se fixe l’État », sans toutefois aborder les questions relatives aux thématiques de l’immigration régulière ou de l’asile, lesquelles ont été abordées dans un précédent rapport public (« L’entrée, le séjour et le premier accueil des personnes étrangères », mai 2020). La Cour des comptes pose notamment quatre axes de réflexion et élabore dix recommandations générales.

Cour des comptes, Entités et politiques publiques, « La politique de lutte contre l’immigration irrégulière », Rapport public thématique, janvier 2024

A titre préliminaire, il convient de souligner les efforts de la Cour des comptes dans la délimitation du sujet. En effet, elle rappelle que l’immigration irrégulière est, par nature, « difficile à appréhender », en ce qu’il s’agit d’un phénomène mêlant « réalité humaine » (l’immigré étant avant tout une personne) et « une construction politique et administrative » (l’État construit, fabrique, une personne comme étant un immigré à partir de sa propre législation). Ainsi, une personne en situation irrégulière peut aussi bien l’être (franchissement illégal des frontières) que le devenir (perte du droit au séjour).

Or, le postulat étant la qualification de l’immigration irrégulière comme un « phénomène », la donnée essentielle qu’est la quantification de ce dernier demeure sujet à débat, voire à polémique. Enjeu social et politique, les différentes approches quantitatives révèlent qu’environ 439 000 personnes sont en situation irrégulière en 2023[1] (selon le nombre de bénéficiaires de l’Aide médicale d’État, ou AME, or tous les sans- papiers n’en font pas la demande), tandis que les Ministres de l’Intérieur Gérard COLLOMB et Gérald DARMANIN ont respectivement affirmé en 2017 et 2021 que celui-ci s’élèverait à 300 000[2] (pour le premier) et entre 600 000 et 800 000[3] (pour le second).

Commentaire

Le particularisme de ce sujet, dont l’objet impacte profondément la souveraineté des États, est qu’il interroge la place essentielle du droit, notamment du contrôle du juge national, européen et de l’Union européenne, dans la protection des droits fondamentaux des étrangers, même en situation irrégulière.

Deux objectifs de l’État s’illustrent au travers de l’action publique contre l’immigration irrégulière : le premier repose sur la gestion des frontières pour faire obstacle à l’entrée de ces immigrés irréguliers, le second consiste à « faire partir » ceux qui ne bénéficient pas ou plus d’un droit au séjour (sous diverses formes, allant de l’éloignement à l’expulsion en passant par l’aide au retour et la remise).

La question du bilan de cette action publique contre l’immigration irrégulière s’appréhende au regard de ces deux objectifs poursuivis par l’État, entre l’enjeu de gestion des frontières (I) et le défi de contrôle du séjour des étrangers sur le territoire français (II). Par ailleurs, rappelons qu’une politique publique s’apprécie également au regard d’un faisceau de critères relatifs à ses effets (efficacité, effets non-recherchés et équité) et son application (coûts, faisabilité, acceptabilité).

I.  L’inefficacité flagrante des mécanismes de gestion des frontières et les pistes d’amélioration

Le défi d’une gestion efficace de l’immigration relève préalablement de la question du cadre juridique applicable. Or, loin d’être une prérogative nationale exclusive, cette gestion est le fruit de l’influence croisée des droits national (Constitution et législation), européen (Convention européenne des Droits de l’Homme, CEDH), de l’Union européenne (principe de libre-circulation, Directives européennes) et international (Convention de Genève pour les demandeurs d’asile).

L’un des acteurs essentiels dans la protection des frontières n’est autre que les garde-frontières français, mentionnés dans le présent rapport comme « la police aux frontières et des douanes » ; parmi les données utilisées, celle de « la pression migratoire » appelle à une certaine vigilance. En effet, assimilée à la simple

« somme […] des étrangers non-admis (c’est-à-dire auxquels un garde-frontière a refusé l’entrée et a demandé de faire demi-tour) et des étrangers en situation irrégulière sur le territoire français détectés par les services de police », cette pression ignore le fait qu’un même étranger peut tenter plusieurs fois sa chance pour passer la frontière et donc se voir comptabiliser à plusieurs reprises dans cette somme, comme elle ignore l’interdiction de refoulement des demandeurs d’asile[4] que ces étrangers pourraient rechercher sur le territoire français mais dont l’accès se verrait entraver par la police.

Cette atteinte à un droit fondamental « élémentaire » questionne d’autant plus qu’elle deviendrait systémique avec l’instauration pérenne du rétablissement des contrôles aux frontières[5] le 13 novembre 2015. Or ce contrôle n’est légalement possible qu’aux conditions cumulatives de motivation, proportionnalité et limitation, allant jusqu’à six mois « en cas de menace grave pour l’ordre public ou pour la sécurité intérieure » ou prolongée jusqu’à deux ans « en cas d’afflux migratoire non-contrôlé depuis les frontières extérieures de l’espace Schengen ». La France a ainsi largement dépassé la durée légale initialement prévue dans ce texte, instaurant ce dispositif par l’invocation successive de différents fondements, notamment « terrorisme, crise migratoire, crise sanitaire, risque sécuritaire et préparation d’un évènement sportif majeur ». Le cadre juridique normalement exceptionnel de contrôle aux frontières intérieures devient donc un dispositif habituel.

Paradoxe de cette pérennisation d’un système juridiquement fragile : si la Cour de justice de l’Union européenne a considéré le 26 avril 2022[6] que sa prolongation au-delà de six mois nécessite une « nouvelle menace grave », le Conseil d’État a interprété de façon extensive cette notion le 27 juillet 2022[7] en affirmant que la menace sera considérée comme nouvelle « soit lorsqu’elle est d’une nature différente de celles des menaces précédemment identifiées, soit lorsque des circonstances et évènements nouveaux en font évoluer les caractéristiques […] notamment […] l’objet de la menace, son ampleur ou son intensité, sa localisation et son origine ». Aucun élément de calcul ou d’évaluation de la gradation de cette « gravité » n’est proposé par le pouvoir exécutif, pas plus que l’élaboration ou la possibilité de mesures alternatives.

A ce titre, une de ces mesures alternatives potentielle, mentionnée par le rapport de la Cour des comptes mais largement ignorée par la politique publique existante, serait l’établissement d’une coopération étatique entre les pays méditerranéens et de l’Est afin d’optimiser la surveillance et la protection effectives des frontières extérieures de l’Union européenne, notamment en appuyant l’Agence de garde-frontières et garde-côtes Frontex (possibilité de développement des brigades mixtes frontalières). Cette réorientation de la politique publique vers un dispositif régulier et légal permettrait une meilleure coordination des acteurs et surtout une optimisation efficace des moyens financiers, matériels et humains disponibles.

La Cour des comptes mentionne ainsi à ce titre le désengagement progressif des « services généralistes » (compagnies républicaines de sécurité et escadrons de gendarmerie mobile) ainsi que la réduction « du budget ». Elle souligne également « la remise en cause des pratiques françaises [des non-admissions d’étrangers en situation irrégulière interpellé à ses frontières intérieures] » par la Cour de justice de l’Union européenne, notamment en raison de diverses obligations de procédures et de garanties de droits et libertés fondamentales.

Les critiques relatives à l’absence de cadre légal pour « la prise des empreintes digitales des personnes interpellées », de scan des « documents d’identité » présentés ainsi que de la non-vérification des étrangers interpellés « dans les fichiers de police » n’apportent toutefois pas d’éléments de réponse à l’intensité des contrôles effectués et de la pression migratoire aux frontières intérieures. En effet, outre l’image d’un

« fichage général » des étrangers possiblement attentatoire aux droits garantis par la Constitution et le droit de l’Union européenne, il convient de constater le caractère tardif de ces mesures lorsqu’elles parviennent aux frontières intérieures des États membres. Ces mesures doivent, pour être efficaces et optimales, faire l’objet d’une action européenne coordonnée entre les États via un meilleur partage des informations entre services de police et de renseignement, ce qui nécessite en particulier l’amélioration du Système d’Informations Schengen (SIS), lequel, dans sa réforme de 2023[8], permet déjà de signaler à des fins de retour un ressortissant de pays tiers en situation irrégulière suite à une décision d’un État en ce sens ainsi que les ressortissants de pays tiers signalés comme interdits d’entrée.

II.   Des pratiques administratives et judiciaires manifestement inadaptées aux défis conjoncturels et structurels

La gestion de la politique migratoire par les autorités françaises, outre son absence d’efficacité dans la protection des frontières françaises, rendues perméables par le manque de coordination entre les acteurs publics nationaux et européens ainsi que l’absence d’effectivité des mesures en place, connaît également des limites majeures dans les procédures de renvoi du territoire national tant par manque d’ergonomie administrative et judiciaire que l’absence de stratégie globale.

A.  Le manque d’ergonomie du système administratif et juridictionnel contre l’immigration irrégulière

Comme relevé par la Cour des comptes, « l’immigration irrégulière est un phénomène mouvant qui s’adapte aux doctrines d’emploi des administrations et aux fragilités du droit des étrangers ». La récente Loi immigration apporte des réponses partielles à ce constat, notamment en réduisant les voies de recours.

Une des réponses envisageables suite à une mesure d’éloignement d’un étranger en situation irrégulière pourrait constituer en son impossibilité, à l’issue de la validité de cette mesure, de demander à nouveau le bénéfice du droit au séjour s’il ne peut apporter la preuve de l’avoir exécuté. Il s’agit dès lors d’une conciliation entre le droit d’un étranger à bénéficier d’un séjour régulier sur le territoire français et l’obligation de se conformer à une décision administrative, sans pouvoir se prévaloir du premier en évitant la seconde. En effet, une mesure administrative portant OQTF a une durée de validité d’un an. Cette validité limitée dans le temps entraîne des effets pervers pour les deux parties.

Pour l’étranger en situation irrégulière, sa situation administrative est précaire et il ne bénéficiera pas de l’ensemble des dispositions protectrices (notamment dans le travail ou l’accès aux prestations sociales), tandis que pour l’administration et les juridictions, cela entraîne la réouverture annuelle d’une procédure similaire à l’encontre d’un étranger qui s’est volontairement soustrait à la procédure

Cela contribue notamment à l’accroissement considérable des dossiers de droit des étrangers en Préfecture et au sein des juridictions, mais aussi à une défiance relationnelle entre celles-ci et les étrangers puisque ces derniers reprochent, à juste titre dans certains cas, un temps de traitement allongé de leurs demandes.

Tant l’administration et la justice que les étrangers légitimes dans leurs prétentions à l’accès aux droits de séjour et droits afférents, se retrouvent pénalisés par ceux qui « profitent » ainsi du manque d’effectivité des procédures. Par ailleurs, le coût moyen d’un renvoi du territoire (4414 euros) ou d’une rétention administrative (16 200 euros) s’avère trop conséquent au regard du peu de renvois effectifs, avec un budget consacré à l’immigration irrégulière en 2022 de près de deux milliards d’euros. Les sommes saisies sur les étrangers en situation irrégulière, en liquide ou sur compte bancaire, devraient ainsi être destinées à couvrir leur renvoi du territoire et, en l’absence de fonds, en imposer le coût aux États dont ils sont ressortissants.

Ironie de procédure : une décision juridictionnelle ou administrative relative à un éloignement, notifiée à un étranger en situation irrégulière sur le territoire français, constitue devant ces mêmes institutions une preuve matérielle de la présence habituelle de ce dernier lorsqu’il demande sa régularisation.

B.     La nécessaire optimisation des procédures administratives et judiciaires et la question de la priorisation

Le contrôle aux frontières suppose des prérogatives. Or, les acteurs compétents pour ce contrôle, les douanes et la police aux frontières, partagent de façon déséquilibrée ces pouvoirs en comparaison de leurs homologues européens. A ce titre, l’absence de transposition des dispositions du Code des frontières Schengen, relatives aux pouvoirs de contrôle « [des] véhicules et [des] personnes pour des raisons de sécurité », limitent cette possibilité visant à « vérifier l’identité, le droit d’entrée et d’interroger les fichiers de police ». Une simple transposition de ces dispositions permettrait l’élargissement des pouvoirs des garde- frontières français et assurerait une meilleure protection des frontières, notamment le transport illégal de personnes en situation irrégulière, cachées dans des véhicules. Par ailleurs, ces deux acteurs tirant leurs compétences de sources juridiques différentes, à savoir le Code des douanes pour le premier et le Code de procédure pénale pour le second, des divergences matérielles (le contrôle des personnes mais pas des biens, la quantité de places dans les véhicules contrôlés) affaiblissent l’efficacité des contrôles effectués. L’absence d’optimisation de ces procédures souligne l’absence d’intérêt et d’attention du législateur, voire du défaut de volonté politique.

La question du pilotage est également mentionnée et si la politique publique contre l’immigration irrégulière comporte déjà des acteurs efficaces dotés de moyens, elle doit impérativement être repensée. Il paraîtrait ainsi pertinent d’envisager la création d’un Secrétariat d’État aux frontières sous la direction du Ministère de l’Intérieur.

La conciliation de l’optimisation et de la priorisation dans la politique publique contre l’immigration irrégulière doit notamment prendre la forme d’une stratégie européenne dans les procédures d’expulsion et d’éloignement avec les pays tiers. En effet, le rapport souligne des « priorités réitérées au gré de l’actualité » : ainsi, les procédures de sorties du territoire national, notamment en cas de menace à l’ordre ou la sécurité publics, refus de séjour au titre de l’asile, condamnation délictuelle ou criminelle, devraient faire l’objet de négociations accrues entre les États membres, l’Union européenne et les pays d’origine les plus courants afin d’optimiser le renvoi. Pour cela, il convient d’appuyer la Politique Européenne de Voisinage et de recourir à des agents du Ministère des affaires étrangères et d’élaborer des sanctions collectives (commerciale, aide au développement, délivrance de visas) pour les États tiers récalcitrants à la délivrance de laissez-passer consulaires ou à lutter contre les flux d’immigration irrégulière.

La conjoncture politique influence considérablement l’évolution de la législation française et le débat public s’est également saisi de la question financière, ou « fraude fiscale », en droit des étrangers. Saisissant à nouveau la Cour des comptes sur ce thème à l’occasion de la deuxième campagne de mobilisation citoyenne (6 septembre au 15 octobre 2023), son président Pierre MOSCOVICI a annoncé le 18 janvier 2024 lancer une enquête au cours de l’année sur « Les fraudes liées aux versements de retraites à l’étranger »[9].


[1] EVIN Claude, STEFANINI Patrick, Rapport sur l’aide médicale d’État, décembre 2023, à l’attention du Ministre de l’Intérieur et de l’Outre-mer, du Ministre de la Santé et de la prévention et de la Ministre déléguée chargée de l’organisation territoriale et des professions de santé.

[2] « Combien de sans-papiers en France ? », Centre d’observation de la société, 12 mars 2018.

[3] « La France est-elle dépassée par des flux d’immigration irrégulière ? », La Cimade, 2021.

[4] Convention de 1951 relative au statut des réfugiés, article 33 ; Cour européenne des Droits de l’Homme, N.D. et N.T. c/Espagne, n°8675/15 et 8697/15, 13 février 2020.

[5] Convention de Schengen, 26 mars 1995.

[6] Cour de Justice de l’Union européenne, affaires jointes C-368/20 et C-369/20, NW c/Landespolizeidirektion Steiermark et c/Bezirkshauptmannschaft Leibnitz, 26 avril 2022.

[7] Conseil d’État, 10ème et 9ème chambres réunies, n°463850, 27 juillet 2022.

[8] Le Système d’Informations Schengen (SIS), Dépliant numérique, 20 avril 2023. URL : https://home- affairs.ec.europa.eu/system/files/2023-04/SIS%20leaflet-online%20version_FR.pdf

[9] Cour des comptes, « 25 thèmes retenus pour la deuxième campagne de participation citoyenne », Actualités, 18 janvier 2024