Par François COLLART DUTILLEUL, Professeur émérite, Université de Nantes
C’est un peu une gageure que de traiter de l’accès à l’eau en droit international, en évoquant la reconnaissance d’un droit international à l’eau au-delà de ce qui peut résulter des textes sur « les droits de l’Homme ».
En réalité, la question de l’accès à l’eau est si vaste dans un droit international de l’eau encore peu développé, que j’ai choisi de mettre l’accent sur une question qui me parait à la fois préalable et centrale, celle de savoir si on peut concevoir avec le droit international de l’eau un certain ajustement entre la ressource naturelle en eau et les besoins vitaux des populations. Pour le dire autrement, je me demanderai si, en droit international de l’eau, on peut discerner une sorte de « droit à » dans le « droit de ».
Je laisserai de côté le statut de l’eau salée, donc de la mer et des océans. Sans doute est-ce de ce côté que le droit international est le plus abondant. Il y a le texte de base qu’est la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (CNUDM, 1982) (Convention de Montego Bay), véritable Constitution pour la gouvernance des mers et des océans, complété par de nombreux textes dont « l’accord des Nations unies sur les stocks de poissons » en 1995 et le « traité pour la protection de la biodiversité en haute mer », adopté en 2023. Mais c’est un droit qui a comme objectifs multiples de faciliter les communications internationales, de favoriser les utilisations pacifiques des mers et des océans ainsi que l’utilisation équitable et efficace de leurs ressources (pêche et sous-sol), la conservation de leurs ressources biologiques et l’étude, la protection et la préservation du milieu marin.
Par contraste, il est clair que le droit international est beaucoup moins prolixe au regard de l’eau douce (I), alors même que les objectifs sont vitaux : accès à l’eau potable, accès à des équipements sanitaires et à des conditions d’hygiène qui, requérant un accès à l’eau, contribuent au respect de la dignité humaine. Mais en raison de manques qui ne sont pas en passe d’être comblés en droit international, le « droit à » a peu à attendre du « droit de » (II).
I. Le contexte du droit à l’eau en droit international
Les enjeux. Dans la perspective d’un droit à l’eau, il est important de rappeler au préalable que la question de l’accès à l’eau se pose pour une part sous l’angle des crimes de guerre et contre l’humanité, du génocide, de l’écocide, tant la guerre et la dictature provoquent des privations d’eau, des ruptures de barrages ou de digues, des assèchements et des inondations et surtout des déplacements forcés de population qui veulent échapper à la violence, à la privation de leur liberté et à l’atteinte portée à leurs moyens de vivre. Cette liste des dommages vitaux liés à l’eau utilisée comme arme de guerre n’est pas limitative[1] et la Cour pénale internationale l’intègre dans ses enquêtes. Mais au-delà des crimes à proprement parler, les conflits, les hostilités et les violences composent des « guerres de l’eau » que le droit peine à pacifier[2].
La question du droit à l’eau se pose aussi sous l’angle du commerce international. L’eau est en effet, à certaines conditions, un objet de commerce, tant l’eau réelle que l’eau virtuelle et, pour une part, l’effectivité du droit à l’eau en dépend. Il va de soi que le commerce international d’eau réelle – potable –, tel que celui qui a lieu entre la France (port de Marseille) et la Catalogne (port de Barcelone) en témoigne dans les périodes de stress hydrique où un risque de pénurie se fait sentir. Le commerce de l’eau virtuelle retient par ailleurs l’attention de l’Organisation mondiale du commerce : « Cette théorie du “commerce de l’eau virtuelle“ tend à montrer que l’importation d’un produit à forte intensité d’eau est intéressante si le coût d’opportunité de la production de ce produit est comparativement élevé en raison du manque d’eau douce ou de la faible productivité de l’eau. De même, l’exportation de ces produits est intéressante lorsque les réserves en eau douce sont abondantes ou que la productivité est élevée »[3].
Il faut aussi évoquer les conflits qui opposent des pays concernés par des cours d’eau ou des aquifères.
Par exemple, la Cour internationale de Justice a statué le 1er décembre 2022 sur le fleuve Silala entre la Bolivie et le Chili[4] : est-ce un cours d’eau international ? C’est un fleuve de Bolivie qui a quelques kms au Chili, la Bolivie reprochant au Chili d’avoir détourné le fleuve et lui réclamant une indemnisation. De son côté, le Chili réclame la reconnaissance du fleuve comme cours d’eau international, soumis comme tel à la convention internationale compétente.
D’autres exemples concernent l’Afghanistan des Talibans, en conflit avec leurs voisins du Turkmenistan et de l’Ouzbekistan à propos de la création d’un canal dérivant une partie importante du fleuve Amou Darya au profit des provinces afghanes du nord[5]. Or les conséquences sont importantes directement pour le développement de l’agriculture dans le nord de l’Afghanistan et indirectement pour la réduction de l’insécurité alimentaire dans laquelle se trouve la population.
Dans un autre registre, en juin 2023, le Comité des droits de l’enfant de l’ONU avait alerté sur les problèmes d’accès à l’eau en Outre-mer, et plus particulièrement à Mayotte et en Guadeloupe. L’instance déplorait « l’accès limité à de l’eau propre à la consommation » dans ces territoires. Les défaillances concernaient à la fois la distribution de l’eau et la qualité de la ressource, trop souvent polluée.
Ces différentes questions et ces exemples montrent de manière complémentaire tout ce qui peut être attendu du droit international dans un sens favorable à la réalisation d’un droit à l’eau. En réalité, les problèmes sont nombreux et le droit est très imparfait et très insuffisant pour les régler.
Les textes. Il y a certes le champ des droits fondamentaux assis sur la Déclaration universelle des droits de l’Homme et sur le Protocole international sur les droits économiques, sociaux et culturels[6]. Sur ces bases, le droit à l’eau a ainsi pris corps, a été formalisé et son contenu a été précisément identifié.
Mais le droit international a surtout comme objet et objectif d’organiser les conditions et modalités de partage entre les Etats.
Pour l’accès à la navigation, qui peut justifier des infrastructures venant en concurrence avec l’accès à l’eau potable ou d’irrigation, le droit international remonte à Grotius[7] et dépend, pour chaque cours d’eau ou lac des conventions entre Etats riverains[8].
Hors le cas de la navigation, le droit international le plus abouti concerne les cours d’eau et les aquifères. Il y a, pour les cours d’eau internationaux, la convention de l’ONU adoptée à New York en 1997 et entrée en vigueur en 2014[9]. Elle porte sur les utilisations des cours d’eau internationaux à des fins autres que la navigation et sur les conditions d’un partage de ces usages. Et il y a la Convention d’Helsinki de 1992 qui, d’abord européenne, a été étendue au monde entier en 2013 pour entrer en vigueur en 2016[10]. Elle complète ainsi celle de New York. Elle porte sur « la protection et l’utilisation des cours d’eau transfrontières et des lacs internationaux ». Cette dernière est ainsi davantage axée sur la prévention de la pollution, en particulier avec la reconnaissance d’un principe de précaution, tandis que celle de New York est davantage relative au partage des usages, même si les deux font référence aux deux questions.
À côté de cela, il y a un droit naissant et encore imparfait pour la gouvernance des aquifères. Il s’agit du « Projet d’articles adopté en 2008 par la Commission du droit international de l’ONU sur le droit des aquifères transfrontières »[11]1. Ces accords sur les aquifères sont limités en nombre. On en dénombre actuellement 6, le plus ancien étant celui du Genevois (Canton de Genève et régions françaises frontalières) (1978). Le plus récent est le bassin aquifère Sénégalo-mauritanien (Sénégal, Mauritanie, Gambie, Guinée Bissau) (2021).
Ces différents textes, qu’ils concernent les cours d’eau ou les aquifères, énoncent des principes généraux très similaires : principe d’utilisation raisonnable et équitable ; obligation de coopération entre les Etats concernés ; obligation de ne pas causer de dommage significatif. Et ces mêmes textes incitent à la conclusion d’accords entre les pays concernés.
L’exemple des fleuves. Les conventions entre Etats riverains relatives aux cours d’eau s’inscrivent dans une palette de moyens et de portée juridique très différents[12]. Le principal objet de ces conventions est centré sur la gouvernance d’un « commun » plutôt que sur ce qui pourrait être une garantie commune d’un droit à l’eau pour toutes les populations riveraines.
Par exemple, pour le Mékong, une convention réunit quatre pays (Cambodge, Laos, Thaïlande, Vietnam) qui gèrent leurs intérêts communs (agriculture et irrigation, transport et navigation, climat et environnement, pêche, etc.) avec une organisation dénommée la « Mekong River Commission » (1995). Mais ni Chine ni la Birmanie, pourtant pays riverains n’y participent sinon comme observateurs, ce qui limite considérablement la portée réelle de la convention.
Pour le fleuve Niger, la « Convention révisée portant création de l’autorité du Bassin du Niger » (1987), réunit les neuf pays riverains du fleuve. Cela permet de « promouvoir la coopération entre les pays membres et d’assurer un développement intégré du Bassin du Niger dans tous les domaines de l’énergie, de l’hydraulique, de l’agriculture, de l’élevage, de la pêche et de la pisciculture, de la sylviculture et l’exploitation forestière, des transports et communications, et de l’industrie » (art. 3)[13]. C’est donc plutôt une convention d’exploitation économique du fleuve, mais fragilisée par les vicissitudes que ce fleuve connait, en particulier en raison du dérèglement du climat et de la pollution.
En Europe, les conventions en vigueur (Danube, Rhin, Oder) ajoutent au partage des usages un objectif de durabilité des fleuves et de préservation (voire amélioration) de leurs écosystèmes.
Mais le pas est désormais franchi de considérer le fleuve non plus comme un objet, mais comme un sujet de droit(s).
Ainsi, un jugement rendu en 2011 par la Cour provinciale de Loja en Équateur a reconnu la personnalité juridique du fleuve Vilcabamba. En 2016, la Cour constitutionnelle de Colombie a conféré la personnalité juridique au fleuve Atrato. Une juridiction de l’Uttarakhand en Inde a considéré comme « personnes juridiques vivantes » le Gange et la Yamuna (un de ses affluents), ainsi que les écosystèmes de ces fleuves et leurs sources que sont les glaciers Gangotri et Yamunotri. Ce sont là autant d’exemples qui tracent un chemin nouveau.
On s’arrêtera sur l’un des exemples, en Nouvelle-Zélande. En 2017, le Parlement de Nouvelle-Zélande a adopté une loi octroyant la personnalité « légale » au fleuve Whanganui (« Te Awa Tupua » en maori) qui acquiert ainsi tous les droits, pouvoirs, devoirs et responsabilités qui résultent de la personnalité juridique[14]. Le fleuve est ainsi reconnu comme un tout indivisible et vivant, des montagnes à la mer, incorporant tous ses éléments physiques et métaphysiques[15] et consacrant ainsi la double dimension physique et spirituelle du fleuve, en particulier pour les communautés maories. Le fleuve est représenté par deux personnes, l’une nommée par l’Etat et l’autre par la communauté maorie. Mais cette personnalisation n’est pas sans limites, notamment en ce qu’elle n’affecte pas les droits de propriété privée existants, de même que les droits sur l’eau, sur les poissons ou les plantes[16].
Mais il en résulte deux innovations majeures pour le sujet qui nous occupe.
Tout d’abord, après le droit international de l’eau et le droit de l’Homme à l’eau, on assiste à la création d’un « droit de l’Homme » de l’eau. Autrement dit, l’eau, en accédant à la personnalité, acquiert l’équivalent de ce que sont les « droits de l’Homme » pour les humains : l’eau devient titulaire d’un « droit à ». Or ce « droit à » qui est, brevitatis causa, un droit à la vie et à la qualité de vie, un droit à des soins, un droit au respect de sa nature intrinsèque, est en même temps le fondement nécessaire d’un « droit à l’eau » au profit de tous les êtres vivants qui en dépendent, et donc au profit des humains.
Ensuite, en accédant à la personnalité, les fleuves (et plus généralement les éléments de la nature qui sont ou seront à leur tour personnalisés) vont peu à peu devenir « responsables ». C’est le cas déjà du fleuve Whanganui. Or il en résultera des conséquences qu’il n’est pas aisé de mesurer. Un assèchement, une inondation, des débordements tumultueux, des noyades, des empoisonnements sont susceptibles de causer des dommages et donc de poser la question des effets juridiques d’une responsabilisation liée à la personnalisation. Il faudra bien que ces nouvelles « personnes » aient un patrimoine, des assurances ou des sources de financement qui leur permettront de faire face à leur responsabilité, corollaire inéluctable de la reconnaissance de droits.
Il ne s’agit évidemment pas de revenir aux procès faits aux animaux ou à leur possible excommunication au Moyen Age, d’autant qu’à cette époque, les animaux étaient sujets d’une responsabilité pénale sans reconnaissance d’aucuns droits. Mais au fond, il faudra bien éclaircir la question « pénale » des nouvelles personnes comme on en débat encore à propos des personnes morales.
Il n’en reste pas moins qu’on discerne bien, à partir de ces exemples, la progression qui se manifeste dans la manière de considérer la nature et notamment sa composante liquide. Mais la question du droit à l’eau dans le droit de l’eau change d’aspect avec cette reconnaissance d’un « droit à » au profit de l’eau elle-même. Ce changement d’aspect se concrétise en mettant en lumière certaines carences du droit international de l’eau.
II. Les carences du droit international de l’eau au regard du droit à l’eau
La première carence vient de ce que le droit international de l’eau est encore trop partiel tout à la fois pour donner réellement corps à une personnalisation opposable erga omnes des éléments de la nature comme les cours d’eau et pour pouvoir faire apparaître un droit d’accès à l’eau pour les êtres humains. Il dit peu sur les cours d’eau, encore moins sur les aquifères, et quasiment rien sur d’autres ressources en eau comme les glaciers, les icebergs et les nuages alors que, en raison du dérèglement climatique, ces ressources vont devenir vitales pour bien des pays fragilisés et donc pour les populations de ces pays.
Par exemple, si l’ensemencement des nuages est interdit à des fins militaires[17], demeure au profit de chaque pays une extension de souveraineté sur tout ce qui se trouve au-dessus de son territoire, ce qui permet de provoquer des précipitations, même si cela prive un Etat voisin de la venue des nuages. Les glaciers et les icebergs sont aussi des ressources éminentes d’eau pure, mais sans régime juridique approprié. Ce sont des portions de « terres » lorsqu’ils sont rattachés au territoire d’un Etat, relevant alors de la souveraineté de celui-ci, et ce sont des res nullius lorsque les icebergs dérivent[18]. Or là encore, s’exercent des souverainetés alors que ces « objets », non seulement sont internationaux par le fait qu’ils « circulent », mais ont surtout des effets internationaux qui se manifestent bien au-delà des territoires (ou des zones économiques exclusives ou des zones continentales) des Etats qu’ils traversent ou survolent. On mesure bien ici les limites de la personnalisation des éléments de la nature qui, liée à l’Etat qui la décrète, ne peut guère s’adapter à ceux de ces éléments qui sont mobiles (nuages, glaciers). Or les droits humains relèvent de la compétence de chaque Etat et, qu’il s’agisse d’irrigation, de potabilité ou d’assainissement, ces droits sont plus difficiles à garantir lorsque la ressource est plurinationale et/ou mobile.
La deuxième carence vient de ce que les droits fondamentaux, qu’ils soient accordés aux humains ou à d’autres êtres ou éléments vivants de la nature, sont, par la reconnaissance même de la personnalité, des droits individuels. Or les problèmes auxquels l’évolution de la planète nous confronte requièrent des approches juridiques collectives. Ainsi, reconnaître un fleuve comme sujet de droit alors que ce fleuve fait partie d’un écosystème plus vaste et qui relie bien d’autres composants de la nature, vivants ou non, ne permet pas de saisir ces problèmes dans leur entièreté. Cela conduit à une gestion en silos qui ne permet pas de faire face à la complexité de la nature vue comme un tout. C’est la même difficulté qui freine la portée des droits humains fondamentaux tel le droit à l’eau. Il est conçu comme droit de l’homme, et donc comme un droit individuel, alors qu’il en va de l’accès à l’eau comme de la sécurité alimentaire qui ne peuvent être garantis que collectivement. Il ne sert à rien d’octroyer aux centaines de millions de personnes qui souffrent de famine dans le monde autant de droits individuels à agir contre leur Etat de rattachement. Les problèmes sont globaux et les droits des personnes sont par leur objet même reliés les uns aux autres. La reconnaissance de droits fondamentaux collectifs devient une nécessité.
La troisième carence vient de ce que le droit international a une conception territorialement très étroite de la gestion de l’eau douce. Les conventions ou projets de conventions, lorsqu’ils existent, considèrent les eaux comme la propriété des seuls Etats sur le territoire desquels elles se trouvent, qu’il s’agisse de cours d’eau ou d’aquifères.
Ainsi, l’article 5 de la Convention de New York sur les cours d’eau dispose : « Les États du cours d’eau utilisent sur leurs territoires respectifs le cours d’eau international de manière équitable et raisonnable. En particulier, un cours d’eau international sera utilisé et mis en valeur par les États du cours d’eau en vue de parvenir à l’utilisation et aux avantages optimaux et durables – compte tenu des intérêts des États du cours d’eau concernés – compatibles avec les exigences d’une protection adéquate du cours d’eau ».
Et l’article 3 du projet d’articles de 2008 sur les aquifères : « Chacun des États de l’aquifère exerce sa souveraineté sur la portion d’aquifère ou de système aquifère transfrontière située sur son territoire ».
C’est leur dimension de commun mondial qui manque encore. Il en résulte que les cours d’eau internationaux comme les aquifères transfrontières ne sont pas gérés en tenant compte du besoin mondial ni de leur contribution à une ressource qui s’apprécie aussi mondialement. C’est au fond le même problème, mutatis mutandis, qu’avec le sort des forêts et en particulier celui des forêts primaires dont le climat de la planète entière dépend. Ce n’est pas indifférent pour le reste du monde qu’un fleuve soit géré d’une manière qui conduit à des dommages environnementaux dans les océans ou qu’un aquifère soit géré sans aucun compte de son rôle dans un réseau hydrologique complexe au sein de l’écorce terrestre, au-delà des territoires qui le surplombent. Les fleuves, comme les aquifères, conditionnent la santé de la planète toute entière et participent, chacun à sa mesure, aux différents grands enjeux liés au climat, à la biodiversité et plus généralement aux limites planétaires.
La quatrième carence vient de ce que les textes existants demandent à ce que les Etats concernés fassent une utilisation raisonnable et équitable de la partie qui se trouve sur ou dans leur territoire, en fonction de l’état de la ressource et de leurs besoins. Mais il n’y a aucune hiérarchie entre les besoins. La Convention de New York vise « Les besoins économiques et sociaux des États du cours d’eau intéressés » (art. 6). Le projet d’articles de 2008 sur les aquifères comporte une décision équivalente (art. 5-b). Les textes visent indifféremment tous les besoins, sans hiérarchie, sans prioriser, par exemple, ce qui est nécessaire à la vie humaine (eau potable, hygiène). Or cela engendre de plus en plus de débats, en particulier dans le conflit entre l’usage agricole et l’usage d’eau potable, notamment à l’occasion de la réalisation de « réserves de substitution ».
Il n’y a pas d’ajustement entre les ressources naturelles attribuées aux différents Etats concernés et la sécurité alimentaire de leur population, pas davantage qu’entre les ressources phytogénétiques et la sécurité alimentaire. Le droit international, au mieux, met les Etats « en situation » de pouvoir couvrir le besoin alimentaire de leur population. Mais il ne relie pas les ressources aux besoins dans une optique de respect et de mise en œuvre des droits fondamentaux dits « de l’Homme » qu’il a établis par ailleurs.
D’un côté, il y a les textes de partage et de souveraineté sur les ressources naturelles, en lien avec le commerce mondialisé de ces ressources et de ce qu’elles permettent de mettre sur le marché. D’un autre côté, il y a les textes sur les besoins fondamentaux des personnes, à savoir les textes sur les « droits de l’Homme », en lien avec les mécanismes d’aide alimentaire à l’échelle internationale (Programme alimentaire mondial) et à l’échelle des Etats. Mais le droit international de l’eau ne permet pas de faire naître un « droit fondamental international à l’eau ».
La cinquième carence vient d’une approche internationale de l’eau par objets-ressources et donc de l’absence d’unité du statut de l’eau, notamment telle qu’elle se manifeste entre les différentes conventions qui concernent les cours d’eau ou les aquifères. Or cette absence d’unité, justifiable par les spécificités territoriales au regard d’un « droit de », empêche de dégager un droit d’accès à l’eau qui aurait une portée internationale et qui correspond à un besoin vital non spécifique et universel pour les êtres vivants. Un « droit de » multiple qui empêche la reconnaissance d’un « droit à » unique.
Les fleuves sont emblématiques parce qu’ils ont différents usages fondamentaux. Ils servent de voie navigable pour le transport, de frontière parfois, d’accès à la mer pour les pays qui n’ont pas de façade maritime, de lieu sacré, de source de nourriture, d’eau potable et d’irrigation, et leurs bassins constituent des écosystèmes à la fois très fragiles et utiles transnationalement.
Au fond, le droit international de l’eau porte son regard vers un droit à des ressources naturelles en eau, partagées par des « propriétaires » ou « souverains » qu’il serait sans doute plus opportun de considérer comme des « détenteurs » ou des « possesseurs ». Ce serait en tout cas un passage obligé pour aller d’un « droit international de l’eau » à un « droit international à l’eau ».
[1] V. not. F. Galland, Guerre et eau – L’eau, enjeu stratégique des conflits modernes, Ed. R. Laffont, 2021 ; A. Lamballe, L’eau, cause et instrument de guerre ? Revue Défense Nationale 2000, n° 828, p. 75-80 : https://doi.org/10.3917/rdna.828.0075 ; A. Zemmali, La protection de l’eau en période de conflit armé, Revue internationale de la Croix Rouge.
[2] Pour un panorama de ces conflits, v. en part. F. Lasserre, Conflits hydrauliques et guerres de l’eau : un essai de modélisation, Revue internationale et stratégique 2007/2, n°66, p. 105 à 118.
[3] Organisation Mondiale du Commerce (OMC) Rapport sur le commerce mondial 2010 – Le commerce des ressources naturelles : https://www.wto-ilibrary.org/content/books/9789287043405/ ou https://doi.org/10.30875/2a61dbf2-fr ; L. Roch et C. Gendron, Le commerce de l’eau virtuelle : du concept à la politique, Géocarrefour, 2005, vol. 80/4, pp. 273-284.
[4] https://www.icj-cij.org/fr/affaire/162
[5] V. not. Q. Vercruysse, L’eau, paradigme essentiel de la géopolitique de l’Ouzbékistan, Revue Conflits, datée 7 août 2023 : https://www.revueconflits.com/leau-paradigme-essentiel-de-la-geopolitique-de-louzbekistan/
[6] Ce cadre particulier pour la reconnaissance d’un droit à l’eau en droit international fait dans le présent ouvrage l’objet d’une contribution de L. Fonbaustier.
[7] H. Grotius, Le Droit de la guerre et de la paix, t. 1, Guillaumin, 1867, p. 410.
[8] V. par ex. pour la liberté de navigation sur le Rhin et ses limites : https://ccr-zkr.org/12030100-fr.html et pour le Danube : https://www.danubecommission.org/dc/fr/commission-du-danube/convention-relative-au-regime- de-la-navigation-sur-le-danube/
[9] https://legal.un.org/ilc/texts/instruments/french/conventions/8_3_1997.pdf
[10] https://unece.org/sites/default/files/2021-04/ECE_MP.WAT_52_FRE_WEB.pdf
[11] https://legal.un.org/ilc/texts/instruments/french/draft_articles/8_5_2008.pdf
[12] V. F. Collart Dutilleul, O. Hamant, I. Negrutiu, F. Riem, Manifeste pour la santé commune – Trois santés en interdépendance : naturelle, sociale, humaine, éd. Utopia, 2023, p. 20 et s.
[13] https://faolex.fao.org/docs/pdf/mul15977.pdf
[14] Art. 14 : « Te Awa Tupua is a legal person and has all the rights, powers, duties, and liabilities of a legal person » : https://www.legislation.govt.nz/bill/government/2016/0129/latest/DLM6831461.html
[15] Art. 12 : « an indivisible and living whole, comprising the Whanganui River from the mountains to the sea, incorporating all its physical and metaphysical éléments ».
[16] Art. 16 : « Unless expressly provided for by or under this Act, nothing in this Act – (a) limits any existing private property rights in the Whanganui River; or (b) creates, limits, transfers, extinguishes, or otherwise affects any rights to, or interests in, water; or (c) creates, limits, transfers, extinguishes, or otherwise affects any rights to, or interests in, wildlife, fish, aquatic life, seaweeds, or plants; or (d) affects the application of any enactment ».
[17] Convention sur l’interdiction d’utiliser des techniques de modification de l’environnement à des fins militaires ou toutes autres fins hostiles New York, 10 décembre 1976 (entrée en vigueur en 1978).
[18] Il faut toutefois réserver le cas particulier de l’Antarctique : v. le Traité de Washington sur l’Antarctique (signé le 1er décembre 1959) ; L’Antarctique : enjeux et perspectives juridiques (dir. L. Chan-Tung et S. Lavorel), éd. Pedone, 2021.