Par Pascal Oudot, Professeur en droit privé et sciences criminelles, Université de Toulon, Directeur du CERC
LE CERC, Centre d’Études et de Recherche sur les Contentieux, est fidèle aux doctoriades, organisées par l’École doctorale 509. Cette manifestation qui se déroule tous les deux ans laisse aux doctorants rattachés respectivement à chacun des centres de recherche qui la composent, la possibilité d’organiser un colloque sur un thème de leur choix.
Il y a deux ans, les doctorants du CERC avaient réalisé avec succès deux colloques, ce qui était exceptionnel, dans le cadre de l’ED 509 : l’un sur « Le droit et l’univers numérique »[1], l’autre sur « l’Europe à l’heure de la Covid 19 ».
Cette année, les doctorants du CERC ont choisi pour thème « L’eau : enjeux et perspectives ». Indiscutablement, il s’agit d’un thème d’actualité : la question de l’eau est omniprésente et ambivalente. L’eau est vitale pour l’homme, mais aussi une menace pour sa survie, ce qu’il semble découvrir avec stupéfaction à travers ce qu’il nomme le « dérèglement climatique ».
Le colloque sur « L’eau » sera suivi demain matin d’un « Autour de » qui est une manifestation propre au CERC. Après François Collard-Dutilleul[2], c’était en janvier dernier, Jean Pierre Marguenaud, nous fait l’amitié et la simplicité de revenir avec les doctorants aux sources inspirantes de son très beau parcours[3] ; c’est lui qui assurera aujourd’hui les propos conclusifs du colloque.
Le thème de « l’eau » suit pleinement les axes prioritaires de notre université, en particulier celui consacré à la mer ; et nul doute qu’il sera particulièrement bien servi aujourd’hui à en juger par la qualité des intervenants qui ont accepté l’invitation de nos doctorants. Qu’ils en soient tous vivement remerciés ainsi que les organisateurs du colloque en la personne de Jérôme Leborne, docteur en droit privé, qualifié au CNU, qui s’était déjà distingué dans la direction et l’organisation du colloque sur « Le droit et l’univers numérique », Natacha Lagadec, Faustine Leroy, et Christ. Sodjinou, tous trois doctorants en droit public.
Devant tant de personnalités aussi prestigieuses, ici réunies, je ne peux faire plus, vous voudrez bien me le pardonner que de vous proposer de suivre avec moi, en guise de propos introductif, les aventures de … « Perlette goutte d’eau[4] ».
L’ouvrage très court s’adresse au primo lecteur en la forme d’un conte. Ce dernier survit à son auteure, Marie Colmont, morte assez jeune en 1938. Il m’a ravi quand j’étais petit et son succès intemporel a voulu que des amis en fassent cadeau à mes filles. J’ai naturellement songé à ce trésor venu de l’enfance, pour servir ces propos introductifs. A chacun ses repères bibliographiques.
Voici l’histoire :
« Un petit nuage voguait à l’aventure dans le ciel. Il y avait dedans mille et une gouttes d’eau, douillettement assises. La mille et unième goutte d’eau, qui se nommait Perlette, se leva en bâillant. – On s’ennuie ici ! J’ai envie d’aller faire un tour sur la terre (…) Bonsoir ! cria la goutte d’eau. A un de ces jours ! Et elle piqua une tête ».
La liberté dont fait preuve notre Perlette est l’apanage des « choses sans maître ». Chose sans maître ? Chose sans maître ? se dit notre Perlette unie par la pensée à son amie Arletty… Est-ce que j’ai une tête de « chose sans maître » ? s’exclama-t-elle, peu au fait des subtilités du langage juridique. Son décryptage nous sera offert par Vitoria Chiu et Frédéric Schneider, dont les propos porteront respectivement sur « l’eau en tant qu’objet de droit » et « l’eau en tant que Bien commun ».
Du reste, la liberté s’attache-t-elle aux « choses sans maître » ? Elle n’est reconnue ici sur terre qu’aux seules personnes juridiques. Un jour peut-être, obtiendra-t-elle ce statut sous l’influence de l’un de ces petits points mobiles – c’est ainsi sans doute que Perlette perçoit les hommes et les femmes du haut de son nuage – parmi lesquels évoluent les plus fins juristes. L’éventualité surprenante d’une petite Perlette dotée de la personnalité juridique, sera envisagée par Marie-Angèle Hermitte, Directeur honoraire au CNRS qui interviendra sur « l’eau en tant que sujet de droit ». Mais c’est bien dans l’indifférence des opinions juridiques sur son rattachement à la qualité d’objet ou de personne que notre Perlette tombera plus tard amoureuse d’un « petit rondin, guère plus gros que le bras et tout blanc et tout gris » et elle aura beaucoup de chagrin lorsqu’ils auront été soudainement arrachés l’un de l’autre.
En attendant la chute fut « (…) terrible. Elle eût pu se briser en arrivant sur la terre, mais elle tomba juste dans le cœur d’une anémone, qui prenait le frais avant d’aller dormir. – Aïe ! cria l’anémone. »
Sa course aurait très bien pu finir autrement, l’amenant à ruisseler « naturellement » d’un fond supérieur à un fond inférieur, faisant fi des frontières érigées par le droit de propriété (C. civ., art. 640) et des servitudes aménagées pour lui laisser libre cours. De propriétés en propriétés, de régions en régions, de pays en pays, l’eau coule toujours … dans le même sens. Il s’agit là d’une constance naturelle qui influe sur tous les droits relatifs à l’eau, en particulier le droit international dont la teneur est laissée à l’appréciation de François Collart-Dutilleul. En temps de guerre, cette règle peut s’avérer une arme de destruction redoutable. Il suffira ici de songer aux conséquences liées à la rupture du barrage hydroélectrique de Kakhovka en Ukraine qui selon les autorités de ce pays pourrait constituer la pire catastrophe environnementale en Europe depuis Tchernobyl.
Par chance l’anémone qui avait offert à Perlette la plus gracieuse des pistes d’atterrissage n’avait plus soif. Elle lui offrit l’hospitalité, la protégea au petit matin d’un papillon assoiffé, avant de la sommer de partir, elle-même gagnée par la soif…
« Dommage ! (…) je t’aimais bien. Adieu ! », dit Perlette, au moment de se jeter dans un « petit ruisseau charmant ». Mais que c’est « ennuyeux, tous ces gens qui (veulent me) boire ! » songea Perlette peut avant qu’un gros bœuf à l’abreuvoir manquât de peu de l’avaler.
Si convoitée, si désirée, voilà bien des attentions envers une petite goutte d’eau. Chose sans maître a-on dit ? Maître du vivant assurément ! nous dira certainement Laurent Fonbaustier à l’évocation des droits fondamentaux destinés, dans une perspective internationale, à réduire les inégalités entre les pays en matière d’accès à l’eau. La réalisation du Programme 2030 du Haut comité des droits de l’homme des Nations Unies a pour ambition un changement de paradigme : ne plus considérer l’eau « comme une simple ressource naturelle à gérer et à utiliser, mais comme un droit de l’homme fondamental auquel tous les individus ont droit sans discrimination ». Il est tout de même effarant qu’il ait été nécessaire de mentionner dans une convention des Nations Unies, entrée en vigueur le 3 septembre 1981, que la femme rurale bénéficie du même droit d’accès à l’eau qu’un homme, sur la base de l’égalité de l’homme et de la femme (article 14.2.h)[5].
L’eau est source de vie – l’eau ferrugineuse oui ! s’exclamait Bourvil – et puissance de mort aussi, enseigne la Genèse. Le fabuliste ne sera sans doute pas insensible à l’épisode qui suit, tirée de la rencontre de Perlette avec un gros poisson : « Goutte d’eau tu es, goutte d’eau tu dois rester, lui répondit-il gravement. Que chacun se contente de son sort et tout ira mieux dans le monde, ajouta-t-il en gobant une mouche. Mais au bout de la mouche il y avait un crochet, au bout du crochet une ligne, et au bout de la ligne un pêcheur. Le poisson fut donc pêché et demeura en l’air à se débattre, en roulant de gros yeux et en ouvrant une grande bouche. – Contente-toi donc de ton sort ! lui cria Perlette. »
La sagesse de la fable ramène l’homme, par mépris du plus faible ou par insouciance, à sa condition de mortel.
Arme de guerre, l’eau est par excellence une source fantastique d’énergie. L’histoire le raconte. « Tout à coup, Perlette sentit qu’on l’entraînait plus vite » avec ses amies gouttes d’eau, vers les roues d’un moulin tournant à grand bruit. « Poussez ! poussez ! mes petites gouttes ! criait la roue en riant. Perlette poussa de toutes ses forces avec les autres, tant et si bien qu’elles culbutèrent et se retrouvèrent en bas, dans le ruisseau, toutes échevelées d’écume. »
Aujourd’hui Perlette serait amenée à pousser d’autres roues moins joyeusement bucoliques. Elle aurait sans doute été brutalement aspirée pour servir au fonctionnement de centrales nucléaires, de centrales à charbon, de centrales solaires thermodynamiques. L’usage de l’eau à des fins industrielles nécessite l’intervention de l’État pour une meilleure gestion de l’eau, ce que fait ressortir un récent rapport de l’Assemblée nationale du 15 juillet 2021 « relative à la mainmise sur la ressource en eau par les intérêts privés et ses conséquences ». Le contrôle et la distribution de l’eau impartiraient au service public pour une meilleure qualité de l’eau. Faustine Leroy dans sa contribution consacrée à « La gestion de l’eau par les personnes publiques : entre objectif d’intérêt général et de protection de l’eau », se fera l’écho de ces évolutions récentes en réponse aux difficultés déjà rencontrées par Perlette. Car le petit ruisseau « était devenu un grand fleuve qui transportait des péniches. Elles étaient poussées par des moteurs et crachotaient des ronds d’huile irisée qui sentaient mauvais ». Plus tard, aux abords d’une ville, elle retrouva d’autres gouttes d’eau, compagnes de voyage « – Nous nous sommes bien amusées ! crièrent-elles. – J’ai rincé des légumes dans une cuisine, dit l’un. – Moi j’ai lavé les mains d’un petit garçon sale… – J’ai fait un petit tour dans une teinturerie, dit une troisième qui revenait violette »… Mais « Pouah » que l’eau du grand fleuve était sale !
La lutte contre la pollution est partie intégrante du droit de l’environnement qui contribue à la qualité de l’eau selon un dispositif articulé classiquement en trois volets : la prévention, la réparation et la sanction. Les mesures prises en faveur de la protection de l’eau donneront lieu à l’analyse critique de Marie-Pierre Camproux Dufrène qui portera son expertise sur « la réparation des atteintes à l’eau », tandis que Jérôme Leborne évaluera la pertinence des modes de « répression des atteintes à l’eau » à l’aune, sans doute, du projet de directive visant à lutter contre la criminalité environnementale[6].
Pour échapper aux « horreurs » de la ville, notre Perlette « navigua toute la nuit. Au matin, il n’y avait plus de rives et les autres gouttes d’eau autour d’elle étaient salées : elle était arrivée dans la mer… »
La mer était si grande qu’elle prit peur et voulut retrouver son petit nuage… « – Adresse-toi au Père Soleil ! » lui dit une vieille méduse. « – Père Soleil ! Père Soleil ! cria Perlette. Fais-moi remonter dans mon nuage ! Le Père Soleil souffla sur elle de toute sa force. Cela lui fit chaud et elle se sentit tout allégée. Et tout à coup voilà qu’elle sauta de la mer et se mit à monter vers le ciel, claire comme une bulle de savon. » Et elle retrouva son petit nuage… « – Je ne retournerai plus sur terre, conclut-elle. ». Tu y retourneras dit le nuage, « la prochaine fois qu’il pleuvra ».
Il reste, ce que ne dit pas notre petit nuage, suggérant en science le cycle de l’eau, qu’elle ne retournera peut-être pas sur la terre de manière intègre. L’eau aurait une mémoire. Puisse-t-elle être semblable à celle de Dory la dorade. La nature dit-on, parfois se venge et si les effets redoutables de l’eau se manifestent aujourd’hui à travers des phénomènes spectaculaires – inondations, montée des eaux, tornades et autres typhons – ses dangers sont souvent plus pernicieux et invisibles. L’eau se charge en effet, de polluants atmosphériques, de bactéries, virus et parasites qui sont autant de risques à prendre en compte ; ce qui n’a pas échappé à Christ Sodjinou qui évoquera « les risques naturels liés à l’eau » et Natacha Lagadec qui traitera des « risques sanitaires liés à la qualité de l’eau ».
C’était l’histoire de « Perlette, goutte d’eau », lue il y a plus d’un demi-siècle… Le temps passe vite…ici aussi. Il est temps de laisser la parole à nos intervenants et à vous souhaiter à tous un très beau colloque.
Je vous remercie.
[1] – Le droit et l’univers numérique, sous la direction de Ph. Pédrot, S. Bonnieu et B. Bordure-Varence, Mare & Martin, 2023.
[2] – https://cerc.univ-tln.fr/autour-dun-auteur-francois-collart-dutilleul/
[3] – https://cerc.univ-tln.fr/autour-dun-auteur-jean-pierre-marguenaud/
[4] – Perlette goutte d’eau, Conte de Marie Colmont, Illustrations de Gerda Muller, Père Castor, Flammarion 1960.
[5] – Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes.
[6] – F.Baab et V. Filhol, Criminalité environnementale et nouvelle directive UE : vers une nouvelle politique pénale européenne ?, Dalloz Actualité, 24 nov. 2023